JE, TU, IEL

Le 16 novembre dernier, un outrage à la langue française, que dis-je, un crime de lèse-académie, a été commis !
Le Petit Robert, ô indignité due à son rang de dictionnaire, a intégré à sa version en ligne le pronom iel.
Nécessaire mise au point après les derniers délires entendus !

Pour plaire à certain·e·s, cet article est rédigé, comme nos autres articles, en écriture inclusive. Celle-ci ne se résume pas au seul point médian. Nous pouvons aussi reprendre des règles de grammaire longtemps en vigueur mais que l’Académie (encore elle) a balayées vers 1650 : l’accord de proximité et celui avec le mot le plus important de la phrase, n’en déplaise à tous les détracTEURS.

Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas ce pronom, petite définition de iel : « pronom personnel sujet de la troisième personne du singulier et du pluriel, employé pour évoquer une personne quel que soit son genre »

Dans la foulée, le député LREM de l’Indre, François Jolivet, s’empresse d’écrire, « stupéfait » à Hélène Carrère d’Encausse, LE Secrétaire perpétuel de l’Académie Française. Et oui, LE secrétaire perpétuel, au masculin alors qu’il s’adresse à Hélène Carrère-d’Encausse, car « contrairement au métier, une fonction est distincte de son titulaire et indifférente à son sexe – elle est impersonnelle car elle ne renvoie pas à une identité singulière, mais à un rôle social, temporaire et amissible, auquel tout individu peut, en droit, accéder (…). On n’est pas sa fonction, on l’occupe » dixit l’Académie Française. Et donc la plupart des fonctions sont au masculin).

Dans son courrier, le mot à la mode est aussi sorti : Le Robert participerait par sa démarche à « l’avènement de l’idéologie ‘Woke’, destructrice des valeurs qui sont les nôtres. ».

Cette réaction aurait pu rester anecdotique si Jean-MichIEL, notre cher ministre, n’avait pas rapidement apporté son soutien à la démarche.

Et de rajouter, lors d’une visite dans un collège, « On ne doit pas triturer la langue française, quelles que soient les causes ».  Il a été rejoint, dans son combat par la Première Dame, qui, lors de la même visite, déclare « Il y a deux pronoms, il et elle… La langue est si belle. Et deux pronoms, c’est bien. ».

Et encore une fois, l’écriture inclusive est attaquée, comme si elle ne se résumait qu’à un simple pronom.

Pour celles et ceux qui auraient des interrogations à son sujet, le Haut Conseil à l’Égalité a publié un guide explicatif et des recommandations sur l’écriture inclusive. Vous le trouverez ici.

Au passage, redonnons-nous la définition d’un dictionnaire (en provenance directe de….l’Académie Française 😉) : « Recueil méthodique de mots rangés le plus souvent dans l’ordre alphabétique ».

Un dictionnaire ne fait donc pas la langue, ne décide pas de l’orthographe ou de la grammaire, il se contente de recueillir et classer les mots existants. Comme le disait Alain Rey, lexicographe et rédacteur en chef du Robert, « le dictionnaire est un observatoire, pas un conservatoire ».  Est-il donc si dramatique que Le Robert ait intégré iel à son recueil ? Vu le nombre de mots qui font leur entrée dans les dictionnaires tous les ans, ces réactions épidermiques sont incompréhensibles et délirantes.

En effet, non content de s’étendre encore et toujours sur l’écriture inclusive, J.-M. Blanquer relaie dans son tweet, ce qui nous atterre, la lettre du député Jolivet, lettre qui se termine tout de même par « ce genre d’initiative aboutit à une langue souillée, qui désunit ses usagers plutôt que de les rassembler ».

Vous avez bien lu: « souillée ».

Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, dans ses définitions du verbe souiller, donne entre autres : « altérer, corrompre la pureté d’une substance, d’un corps » et aussi « abaisser, corrompre une chose considérée comme bonne, juste, digne de considération ».

Comment imaginer une seule seconde qu’un simple pronom puisse autant corrompre la langue française?

Mais surtout, comment employer un tel mot, aussi violent, quand on sait que derrière ce pronom, nous avons des personnes, des êtres humains, qui se retrouvent justement dans ce pronom. Car au-delà de l’utilisation de iel pour désigner quelqu’un.e quel que soit son genre, nombre de personnes non-binaires, c’est-à-dire, ne se définissant ni féminin, ni masculin, utilisent ce pronom.

La langue française, rappelons-le, est exclusivement binaire, genrée, il et elle, masculin et féminin, le masculin « l’emportant sur le féminin » comme on nous l’a longtemps appris à l’école.

Gabrielle Richard, sociologue du genre et chercheuse associée au laboratoire LIRTES de l’Université de Paris-Est Créteil et à la Chaire de recherche sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres de l’Université du Québec à Montréal, avec qui j’ai échangé par téléphone, va nous aider à mieux comprendre mieux l’usage de ce pronom.

Selon Gabrielle Richard, le langage inclusif, qui dépasse le simple usage du pronom iel, se rapporte à ce que la parole renvoie en termes de représentations. Encore trop souvent, les élèves qui sont minoritaires sur le plan du genre ou de l’orientation sexuelle rapportent que les contenus scolaires formels et informels ne parlent pas d’elleux et de leurs réalités. C’est un peu comme si on se regardait dans un miroir et que l’on ne s’y voyait pas, ces jeunes sentent qu’ielles (deux orthographes sont possibles – iel ou ielle) ne ressemblent à personne d’autre, peuvent avoir du mal à se sentir légitimes, voire à se projeter dans l’avenir. C’est de ce même type de dissonance cognitive qu’il est question avec le langage, quand on ne se reconnaît pas dans la parole émise par l’autre – dans le cadre de l’école, l’enseignant.e.
Elle ajoute que la langue française est très binaire : masculin, féminin. Le pronom iel permet donc d’éviter ces écueils de binarité. Il faut savoir que des pronoms neutres sont déjà employés dans d’autres langues, comme le they en anglais [qui, au passage, est transposé par iel dans toutes les traductions, NDLR] ou le hen en suédois. En français, le pronom iel n’est par ailleurs pas nouveau. On estime qu’il existe depuis le début des années 2010. Certes, il tire ses origines du milieu militant LGBTQI+, mais il faut surtout reconnaître qu’il permet de débinariser la langue française, et donc de lutter plus largement contre le sexisme et la sacro-sainte règle du « le masculin l’emporte sur le féminin ». En français, rappelons-le, le neutre est masculin. Bref, le iel ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt : il n’est pas qu’un pronom de revendication pour les militant.e.s LGBTQI+, c’est un outil bien concret pour contrer les rapports de genre et de pouvoir dans l’ensemble de la société.

Gabrielle Richard

 

Le pronom neutre existe en plus au sein des langues de France : en créole, ni il, ni elle mais y au singulier et yo au pluriel. Aucune opposition masculin/féminin donc dans les pronoms des troisièmes personnes. C’est le contexte qui permet de savoir si c’est il ou elle.

En novembre 2019, la DILCRAH (Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBT) édite une « fiche pratique sur le respect des droits des personnes trans ».

Il semblerait qu’elle n’ait pas été lue par tout le monde.

Dans son chapitre 3, « Que dois-je faire pour créer un environnement inclusif pour les personnes trans ? », les rédacteurs.trices proposent, concernant les pronoms : il convient d’employer les pronoms indiqués par la personne afin de respecter son identité de genre, que ce soit à l’oral ou à l’écrit. Cela peut demander un temps d’adaptation au début, lorsque l’on a connu la personne avant sa transition. Toutefois, cette attitude facilite les relations sociales et bénéficie grandement à la personne trans, qui est alors reconnue dans son identité. Plus largement, ce respect des pronoms de chacun permettra un apaisement de son environnement, pour un meilleur travail en équipe.

Et si justement, le ‘pronom indiqué’ par la personne est IEL, comment fait-on ?

 

En 2019, selon un sondage de YouGov pour L’Obs (réalisée sur 1.003 personnes représentatives de la population nationale française âgée de 18 ans et plus. Le sondage a été effectué en ligne, sur le panel propriétaire YouGov France, du 24 au 25 janvier 2018, selon la méthode des quotas), 14% des 18-44 ans ne se retrouvent pas dans l’identité homme / femme. Ielles se considèrent donc comme non-binaires. Et pour 6% d’entre-elleux, le terme non-binaire leur correspond tout à fait. Si l’on prend le dernier bilan démographique de l’Insee, les 18-44 ans représentent 21 593 415 femmes et hommes. 6% d’entre ielles, cela fait tout de même près de 1 300 000 personnes !

En 2018, 20minutes et OpinionWay (comme depuis 2016) poursuivent #moijeune, un dispositif d’études auprès de 18-30 ans (administrée en ligne entre le 31 janvier et le 1er février / 731 répondants représentatifs des 18-30 ans en France selon la méthode des quotas – Vague 48).

La non-binarité n’est donc pas anecdotique !

 

Et donc le député Jolivet parle de souillure !

Le député Jolivet et par la même occasion notre ministre semblent méconnaître la souffrance subie par les personnes trans et non-binaires.

Il est assez difficile de trouver des données portant sur les violences faites aux personnes non-binaires. Elles sont toujours regroupées avec les personnes trans.

Petit rappel – transexuel.le : qui ne se reconnaît pas, ou pas exclusivement, dans le genre assigné à la naissance. Les transidentités désignent les nombreux parcours qui vont à l’encontre des normes régissant le corps et le genre (définition donnée dans le Rapport les LGBTIphobies en 2021).

Le dernier rapport de SOS Homophobie sur les LGBTIphobies indique que 9% des violences transphobes ont été exercées à l’égard de personnes non-binaires, contre 5% en 2019 (page 50 du rapport).

Une enquête de Santé Publique France de mai 2021, relayée par France-Inter, le montre malheureusement trop bien. Et que dire du risque dépressif encouru par les personnes trans ?

 

Alors, Monsieur le Député, Monsieur le Ministre, certes le buzz et là le bad-buzz sont à la mode et une personnalité politique est parfois prête à tout pour faire parler d’elle, mais là, franchement, ne devriez-vous pas être au-delà de cela ?

Que vous ayez un avis sur la question, c’est votre droit le plus strict, mais de là à l’exprimer aussi violemment, il y a normalement des limites à ne pas franchir.

Dernièrement, au Canada, le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique a eu à juger une plainte portée par un·e employé·e non-binaire, Jessie Nelson, envers son employeur. Ielle lui reprochait de le mégenrer constamment et de refuser d’employer les pronoms neutres ‘’they/them’’ en anglais ou son équivalent ‘’iel’’ en français. Lors d’un échange l’employé·e et le gérant du restaurant, le ton est monté. Jessie a été renvoyé·e : pour se justifier, le gérant a expliqué que Jessie y été allé·e « trop fort trop vite» et qu’iel était trop «militant·e ».

La Cour n’a pas vraiment été de cet avis. Elle a affirmé que les pronoms sont « une partie fondamentale de l’identité d’une personne » et que leur bonne utilisation indique « que l’on voit et respecte la personne pour qui elle est ». Et d’insister : « Particulièrement pour les personnes trans, non binaires et autres personnes non cisgenres, utiliser les bons pronoms valide et affirme qu’ils sont tout autant dignes de respect et dignité, a-t-elle écrit. Quand des individus utilisent les bons pronoms, iels se sentent en sécurité et sont en mesure de profiter du moment. Quand des gens utilisent les mauvais pronoms, cette sécurité est ébranlée et iels sont forcés de répéter au monde entier : “J’existe”. »

Il semblerait que nos cousin·e·s canadien·ne·s aient une longueur d’avance sur nous.

Mais il est vrai qu’ielles ne subissent pas l’Académie Française !