Gérald Bronner nous parle esprit critique et École

Gérald Bronner codirige, au sein du Conseil scientifique de l'Éducation nationale, un groupe de travail sur l'esprit critique – occasion de lui demander comment se porte celui-ci dans nos sociétés et le rôle de l'École dans son apprentissage.

Gérald BronnerGérald Bronner était l’invité de la rentrée du no 276 – Été 2020 de Profession Éducation.

Gérald Bronner est sociologue, spécialiste des croyances collectives et de la cognition humaine.

Professeur des universités, il est membre de l’Académie des technologies, de l’Académie nationale de médecine, ainsi que du Conseil national de l’Éducation nationale (CSEN) où il codirige, avec Elena Pasquinelli, un groupe de travail sur l’esprit critique.

Gérald Bronner, vous êtes spécialiste de sociologie cognitive, que nous apprend la crise de la Covid-19 ?

le moment du confinement a libéré une importante disponibilité mentale, investie dans la recherche d’informations…

Cette crise n’a pas inventé l’épidémie de crédulité qui se développe autour de la maladie : rumeurs, théories du complot, thérapies hasardeuses… En revanche, une situation pandémique, parce qu’elle nous confronte à un état de forte incertitude, va servir d’incubateur de crédulité. De ce point de vue, le moment du confinement a libéré une importante disponibilité mentale, investie dans la recherche d’informations, notamment sur les réseaux sociaux où les informations « alternatives » pullulent.

N’est-ce pas une situation riche d’enseignements dans un cadre pédagogique ?

Cette crise a eu plusieurs phases. D’abord, la maladie était lointaine mais se rapprochait. Avec la peur, une grande majorité de l’opinion s’est tournée vers l’expertise médicale.

Puis rapidement, on a pu observer un effet Dunning-Kruger bien connu en psychologie sociale : à force de consulter des sites d’information, tout un chacun s’est senti compétent sur des sujets très techniques, relevant de l’épidémiologie, de la statistique… Or, quand on ne sait pas bien manipuler les données, quand on ne comprend pas les conclusions de certaines études, on va avoir tendance à aller chercher les informations qui satisfont nos attentes, donc à accumuler les biais de confirmation.

à force de consulter des sites d’information, tout un chacun s’est senti compétent sur des sujets très techniques…

S’agissant de l’hydroxychloroquine, il y a très vite eu des pro et des anti, puis des clans se sont politisés en sorte que ce qui aurait pu être un beau moment pédagogique, pour observer la science en train de se faire, n’a pas eu lieu. D’ailleurs, des sondages sur l’efficacité de la molécule, menés avant que la science ait rendu son verdict, ont montré qu’une très grande majorité de Français étaient soit pour, soit contre. On voit que le désir, la croyance, la certitude précèdent le temps de la science, et le moment où il faudrait suspendre son jugement.

ce qui aurait pu être un beau moment pédagogique, pour observer la science en train de se faire, n’a pas eu lieu.

Mais cela n’apprend-il pas comment on se trompe ?

On pourrait croire qu’« il faut être pris pour être appris ». Hélas, demain un nouveau sujet de crédulité portera sur un autre objet, et vous ne reconnaîtrez pas les mécanismes qui vous ont piégé. À la limite, vous admettrez avoir été égaré par le marché de l’information.

On parle de post-vérité, de faits alternatifs et les « ressentis » semblent détrôner l’intérêt pour le vrai. L’esprit critique est-il en danger et la démocratie menacée ?

Le cerveau est particulièrement sensible à la narration : une histoire unique, d’autant plus si elle vous est arrivée, aura une force de conviction dans votre esprit que ne contrebalanceront pas les données chiffrées les mieux établies. C’est pourquoi il faut se méfier du populisme scientifique qui vise à « savonner les pentes » les plus intuitives de notre esprit. Quand Donald Trump dit « je la sens bien cette molécule, moi ! », cela ne suffit pas pour établir le fait. Mais plus grave encore, les cas de médecins qui construisent des châteaux en Espagne sur la base d’échantillons très faibles ou tronqués, car le bon sens se mêle alors à une forme d’autorité. Durant cette crise, ces individus ont eu une survisibilité, en partie imputable aux médias : ils font saillance sur le marché de l’information et constituent de très bons produits cognitifs qui captent l’attention publique.

C’est pour cette raison qu’il convient de défendre l’esprit critique plus que jamais. Nous avons aujourd’hui un marché de l’information fortement dérégulé où tout le monde peut faire une offre. L’information devient pléthorique et cette situation n’est pas favorable au vrai. Sur un tel marché, on va avoir tendance à aller chercher des friandises intellectuelles plutôt que des produits solides mais plus coûteux intellectuellement à acquérir. La contamination du croire par le désir peut s’opérer de bien des manières, et cela peut mettre en danger nos démocraties. Le populisme politique sait tirer avantage de cette situation…

Nous avons aujourd’hui un marché de l’information fortement dérégulé où tout le monde peut faire une offre. L’information devient pléthorique et cette situation n’est pas favorable au vrai.

Former l’esprit critique est une finalité de notre système éducatif. Mais l’enseigne-t-on de fait ?

La notion d’esprit critique fait partie du code génétique de l’Éducation nationale. Et longtemps, l’éducation donnée a été relativement suffisante parce que n’existait pas cette dérégulation massive du marché de l’information. Ce qui se passe sur Internet et dans les réseaux sociaux nourrit nos cerveaux et même concurrence ce qui s’enseigne à l’École. Il est aussi absolument nécessaire d’opérer ce que j’appelle une « révolution pédagogique » sur cette question, ce qui suppose d’enseigner l’esprit critique réellement, et non seulement par principe à travers l’enseignement de la philosophie, l’histoire… Il s’agit bel et bien d’injecter cette connaissance, à présent que nous savons beaucoup mieux comment le cerveau fonctionne. Les sciences cognitives font partie des savoirs ayant fait d’énormes progrès depuis le milieu du XXe siècle, et s’agissant des biais cognitifs et des erreurs de raisonnement, les avancées sont notables depuis les années 1980, ne serait-ce qu’en matière de cartographie de ces erreurs, dont on peut s’inspirer dans l’éducation.

Il est aussi absolument nécessaire d’opérer ce que j’appelle une « révolution pédagogique » (…), ce qui suppose d’enseigner l’esprit critique réellement, et non seulement par principe à travers l’enseignement de la philosophie, l’histoire… Il s’agit bel et bien d’injecter cette connaissance…

Quant à dire si cet enseignement a lieu aujourd’hui, on peut constater qu’il existe de nombreuses initiatives, absolument formidables, déployées par les collègues, notamment du second degré, qui mènent des ateliers. Au sein du groupe de travail sur l’esprit critique du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, avec Elena Pasquinelli, nous en avons répertorié plus d’une centaine, et ce n’est sans doute pas exhaustif. Cela montre qu’il n’y a pas de coordination, ni non plus d’études d’impact des initiatives menées. Est-on sûr que cela marche ? Voire est-on sûr qu’on ne fait pas plus de mal que de bien ? Je ne le pense pas, mais nous nous devons toujours de poser la question des effets de ce qu’on fait. Et les collègues du secondaire sur le terrain doivent avoir les mêmes considérations. Il faut mutualiser toutes ces initiatives, voir ce qu’on mesure, collecter les données et mettre au point des expérimentations.

Gérald Bronner, pour conclure, être éduqué met-il à l’abri de la crédulité ?

Tout dépend des sujets. Par exemple, la plupart des enquêtes montre qu’un niveau d’éducation élevé réduit la probabilité d’endosser les théories du complot. Au contraire, une étude menée par la Fondation Jean Jaurès sur les anti-masques, révèle un niveau d’éducation plutôt supérieur à la moyenne nationale. Si un bon niveau d’études immunisait contre la crédulité, on n’aurait pas besoin d’enseigner l’esprit critique, il suffirait d’augmenter le niveau d’études de manière générale.

Si un bon niveau d’études immunisait contre la crédulité, on n’aurait pas besoin d’enseigner l’esprit critique…

Cela prouve bien qu’aujourd’hui où l’on est menacé par la « démocratie des crédules » (avec des effets possibles dans les urnes), il faut œuvrer pour que l’Éducation nationale prenne en compte la nouvelle réalité du marché de l’information et ce qu’on sait du fonctionnement du cerveau pour enseigner l’esprit critique. C’est la continuation de sa mission, et c’est une belle aventure !

Gérald Bronner, parcours

Gérald Bronner1969 : naissance à Nancy.

1998-2004 : maitre de conférences à l’université de Nancy 2.

2004-2007 : maitre de conférences à l’université de Paris-Sorbonne.

2007-2012 : professeur à l’université de Strasbourg.

Depuis 2012 : professeur à l’université de Paris-Diderot, où il dirige le Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain (Lied).

Bibliographie sélective

Déchéance de rationalité, Grasset, 2019

La Planète des hommes. Réenchanter le risque, Presses universitaires de France, 2014.

La Démocratie des crédules, PUF, 2013.

La Pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël, 2009 ; augmenté et réédité aux PUF, 2015, 2016.

L’Empire de l’erreur, PUF, 2007.

L’Empire des croyances, PUF, 2003

Pour en savoir plus

Sur le site de l’université Paris-Diderot.

Visuels
Gérald Bronner © Loïc Thébaud
Le sociologue Gérald Bronner en conférence, 2015 © alainale / cc-by-2.0.